Maboula Soumahoro : « Nos sociétés refusent d’en finir avec le racisme »

S’installant très lentement dans le débat européen, la notion de charge raciale se heurte encore aux préjugés et amnésies opportunes. Que recouvre précisément cette notion ? Qui concerne-t-elle ? Qui effraye-t-elle ? Entretien avec l’enseignante et chercheuse Maboula Soumahoro, Maîtresse de conférences en civilisation du monde anglophone.

Finkape Roots : Bien que vous l’ayez traitée dans votre livre « Le Triangle et  l’Hexagone » (2020), beaucoup, surtout parmi les citoyens blancs, ignorent ce qui signifie « la charge raciale ».  Alors, c’est quoi la charge raciale ?

Maboula Soumahoro : C’est une question difficile à laquelle il est important que je réponde en deux temps. 

Premièrement : devoir à nouveau expliciter, en 2025, ce qu’est « la charge raciale » participe de cette charge raciale. Autrement dit, c‘est un effort, une énième répétition, qui nous est demandé, à moi et à d’autres. Certes, depuis quelques années, je suis associée à cette formulation mais je n’ai pas l’impression d’avoir inventé ou forgé un concept. Lorsqu’en 2020, j’ai utilisé et développé la charge raciale dans « Le Triangle et l’hexagone », en vérité, je l’avais déjà utilisée en 2017, dans une tribune parue dans Libération. Celle-ci visait à soutenir l’association Mwasi injustement attaquée et accusée de « discriminations » pour avoir organiser des ateliers en non mixité lors du festival Nyansopo

C’est à cette occasion – il y a donc 8 ans – que j’ai évoqué la charge raciale pour justifier la légitimité de ces ateliers non mixtes. J’y développais que la non-mixité n’était pas née avec l’association Mwasi mais était une stratégie militante qui existe depuis des décennies ; que des femmes noires et racisées voulaient avoir la paix, souffler, échanger et se réorganiser entre elles. 

Deuxièmement : la charge raciale n’est pas, selon moi, quelque chose à conceptualiser. Si l’année passée, Douce Dibondo a écrit un livre intitulé « la charge raciale », de mon côté, je n’ai pas ressenti ce besoin. J’ai simplement incorporé, dans mon essai, un chapitre intitulé : « Pour en finir avec la charge raciale ». Ce que j’y ai écrit n’appelait pas à une élaboration supplémentaire. 

Pour nous résumer, la charge raciale signifie, pour des personnes qui sont négativement racialisées, de devoir prendre sur elles, porter et supporter le poids que constitue le racisme, dans toute société et à tout moment historique. Il s’agit non seulement d’expliquer et réexpliquer ce racisme mais aussi avoir tellement conscience des fonctionnements racistes de nos sociétés qu’il faut se préparer et tenter de prévenir le surgissement de ces expériences négatives. Savoir comment parler, s’habiller, se coiffer, comment réagir aux agressions et micro-agressions racistes, comment calmer, rassurer, faire redescendre la tension, etc. 

La charge raciale, c’est avoir conscience de tout cela ; jusqu’à modifier sa vie et ses comportements, sachant que toute interaction, tout ce qui se produit, peut mal tourner.  Enfin, un grand nombre de personnes négativement racialisées savent ce que signifie la charge raciale sans avoir besoin de la définir, puisqu’elles vivent avec tous les jours.  

Finkape Roots : Pour vous contredire sur ce dernier point, depuis 2020, nombre de citoyens racisés francophones ont salué et se sont appropriés les termes « charge raciale ». Notamment Douce Dibondo qui a ainsi titré son livre et dont vous avez signé la préface. Comme si une lumière s’était allumée dans leurs esprits pour nommer plus efficacement ce qui leur pèse chaque jour…

Maboula Soumahoro : C’est vrai, je vois ce que voulez dire et vous avez raison. Pour autant, je vais préciser. Bien sûr, la « charge raciale » constitue un outil théorique et rhétorique qui peut être pratique dans diverses situations.

Oui, beaucoup de personnes racisées m’ont également dit : « Ah la charge raciale, c’était donc ça ! ». Si elles n’avaient pas les mots, le lexique ou découvrait ces termes, toutes en avaient la sensation, le ressenti, l’expérience. C’est la raison pour laquelle, je me dis que les savoirs peuvent surgir à plusieurs niveaux différents.

Autrement dit, ce n’est pas parce que j’utilise ces deux termes – avec mon statut particulier de Maitresse de conférences, enseignante et chercheuse – que ce que j’énonce doit être considéré plus sérieusement qu’une personne qui a cette connaissance par le biais de l’expérience. 

Ensuite, oui, j’ai préfacé le livre de Douce Dibondo parce que cela comptait pour elle et, sans doute, pour ses lecteurs. Néanmoins, je reste attachée à l’idée – c’est mon côté idéaliste et utopique – que ce n’est pas uniquement la parole d’une enseignante-chercheuse qui doit compter. L’expérience des gens doit aussi compter et cette expérience peut avoir valeur de savoir précieux.

Finkape Roots : Devoir sans cesse définir / réexpliquer la charge raciale est-il principalement lié à la difficulté d’aborder frontalement – dans le débat public et médiatique francophone – le racisme systémique et ses conséquences ? »

Maboula Soumahoro : Il y a cette difficulté, mais je pense qu’il y a surtout un refus. Au-delà de ce que nous venons d’évoquer, il y a une histoire. Une histoire raciale et raciste de l’Occident. Alors, soit on en est conscient soit on fait comme si de rien n’était… Or, dans cette histoire du racisme occidental, il y a des constructions et des fonctionnements racistes qui restent à l’œuvre aujourd’hui dans nos sociétés. Je ne pense pas que nous soyons incapables de les déceler et d’y mettre fin mais plutôt que nous nous y refusons. Parce que cela fait partie de l’ordre établi de sociétés qui se sont construites et pensées sur ces fonctionnements racistes. 

Moins on traitera les questions du racisme systémique, moins on les regardera en face, plus on aura de « chances » de faire perdurer le fonctionnement fondamentalement inique de nos sociétés. Il y a donc un intérêt à dénier le racisme systémique tout en… prônant des valeurs antiracistes. C’est le grand paradoxe.

Assez semblable à celui de la devise nationale française [« Liberté – Egalité -Fraternité »]. Au regard de leur situation et de ce qu’ils affrontent au quotidien, beaucoup de Français peuvent se demander : où sont-elles, cette liberté, cette égalité et cette fraternité ? En fait, il s’agit d’un effet déclamatoire et performatif : ce n’est pas parce qu’on le dit qu’on le fait… 

Il en va de même dans la lutte contre le racisme systémique. Prendre à bras le corps cette question ne peut se faire sans retourner aux racines de la société. Et si, en France comme ailleurs, on s’y refuse, c’est parce qu’il n’y a aucune volonté et aucun intérêt. 

La plupart des gens ont du mal à comprendre les implications profondes du racisme avec lequel les Etats-nations se sont construits. Pourtant, sans ces fonctionnements racistes, ces Etats n’existeraient pas ; ne tiendraient pas. Parce qu’ils tiennent sur cette histoire raciale ; leurs richesses et leur puissance provient de cette histoire. Sans ces fonctionnements, au fondement, il n’y a pas de France, de Belgique, de Suisse ou de Luxembourg ; pas d’Occident tel que nous le connaissons. Il s’agit d’une question très profonde… Largement invisibilisée ou bien masquée par des effets d’annonce souvent superficiels. Une situation qui mène, notamment, à ce que la plupart des gens ignorent ce qu’est réellement le racisme. 

Maboula Soumahoro, 49 ans, Enseignante, Chercheuse et Maitresse de conférences en civilisation du monde anglophone.
Finkape Roots : Est-il pertinent d’établir un parallèle entre « lutte contre la pauvreté » et « lutte contre le racisme » ? Dans les deux cas, on observe la mise en place d’actions correctrices… qui ne remettent pas en cause un système inégalitaire conçu à l’avantage des dominants. En société capitaliste, il y aura toujours des riches et des pauvres avec cette tendance lourde visant à enrichir toujours plus les premiers au détriment des seconds. Est-ce pareil dans le racisme systémique ?   

Maboula Soumahoro : Ce que je peux dire, d’un point de vue scientifique, c’est que le racisme, tel qu’il existe aujourd’hui dans nos sociétés, trouve ses racines lorsque l’Occident entre dans l’ère moderne. C’est-à-dire au lancement de la Traite transatlantique et au début des projets coloniaux [fin du 15ème siècle]. 

Associer un type de corps, établir une lecture particulière, un classement hiérarchisé, de ces corps à des statuts politiques et socioéconomiques au sein de la société, c’est cela l’invention de l’ère moderne. Nos sociétés européennes sont les héritières de cet ordre établi. 

S’il est évident que la pauvreté revête une fonction, fait partie du deal en société capitaliste, cela devrait l’être tout autant concernant la fonction du racisme. Telles qu’elles sont nées de l’ère moderne, nos sociétés ne peuvent se passer du racisme. 

Car celui-ci n’est pas seulement une question morale mais surtout une question qui engendre un ordre sociopolitique et économique. Il faut comprendre que ce racisme sert à quelque chose ; sert les dominants et à perpétuer des rapports de domination. On n’est pas raciste pour rien ou parce qu’on a choisi d’être « méchant » plutôt que « gentil » : on est raciste parce que cela nous sert…

Finkape Roots : Considérez-vous comme un progrès le fait que la charge raciale ait été reprise dans le rapport annuel de la Commission consultative des droits humains (18 juin 2025), qui constatait « une hausse des actes racistes en France »

Maboula Soumahoro : C’est toujours un progrès que des gens se familiarisent avec des termes, des formules, qui permettent d’économiser du temps et des dizaines de paragraphes. Maintenant, l’idée est toujours la même : que fait-on de cette compréhension ou légitimation officielle ? Que va-t-on faire de la charge raciale ? Ces mots vont-ils devenir cosmétiques ou va-t-on réellement s’approprier tout ce que ces termes peuvent remettre en cause ? 

Bon… Je sais que la révolution n’aura pas lieu demain. Dès lors, tout millimètre acquis, toute avancée est bonne à prendre. Ce qu’il ne faut pas confondre avec une victoire. Ce sont toutes ces avancées graduelles qui nous conduiront à la destination finale et victorieuse. Cette reconnaissance de la Commission des droits humains, c’est bien, mais ce n’est pas la fin du chemin.

Finkape Roots : L’année où sort Le Triangle et l’Hexagone était aussi celle de la protestation planétaire contre l’assassinat de George Floyd (2020). Cinq ans plus tard, c’est le triomphe du trumpisme – qui influence ou soumet nombre de dirigeants européens – dans lequel, par exemples, le double salut nazi d’Elon Musk ou l’assassinat de Charlie Kirk n’ont pas été médiatisés correctement. Une majorité de médias francophones a présenté Kirk tel un « conservateur » ou un « leader d’extrême-droite » mais jamais comme un extrémiste négrophobe, selon qui Martin Luther King Jr. était « un gars horrible » … En matière de lutte contre le racisme et sa forme négrophobe, assiste-t-on à un solide bond en arrière ?  

Maboula Soumahoro : Je pense qu’effectivement nous sommes en train de vivre un bond en arrière. Néanmoins, il faut toujours regarder les choses avec une perspective historique. Si nous sommes aujourd’hui dans ce bond en arrière, c’est parce qu’il y a eu, justement, des avancées. Il survient toujours un « backclash » après des avancées. D’une façon ou d’une autre, nous, celles et ceux qui sont engagés contre le racisme, nous payons et payerons toujours nos avancées par un backclash, plus ou moins fort. 

2020 et l’assassinat de George Floyd, ont été une sorte de coup de projecteur, basé sur une vidéo numérique devenue virale. Mais pour ma part, un ou des noirs tués publiquement, cela m’a d’abord rappelé les lynchages des années 1920, il y a un siècle aux USA… Qu’il y avait-il de plus public, de moins secret, de plus photographié / médiatisé qu’un lynchage d’homme noirs à cette époque ? On en faisait même des cartes postales… Si la mise à mort raciste de George Floyd est datée du 25 mai 2020, celle-ci n’a pas été conçue ni rendue possible en 2020. Mais bien avant… 

Il faut aussi se souvenir qu’il y a un siècle, la publicité ou la médiatisation de ces lynchages a déclenché des mobilisations citoyennes anti-lynchages. Il y avait donc, déjà, un antagonisme entre deux camps. Ceux qui s’envoyaient, avec joie et fierté, ces cartes postales de lynchage et ceux qui les partageaient aussi, mais horrifiés, défendant que ces crimes racistes devaient absolument cesser aux Etats-Unis. 

Aujourd’hui, Trump et ses déclinaisons racistes sont, à mes yeux, le backclash de l’élection et la réélection de Barack Obama [2008 et 2012]. Si le bilan politique d’Obama est certes discutable, il ne s’agissait pas moins d’une avancée que de voir élu et réélu, aux Etats-Unis, un président métis marié à une afro-américaine.  

Ces « retours en arrière » sont malheureux, paradoxaux et horribles à vivre, mais ils sont, dans le même temps, la marque d’avancées. La dureté, la fermeté et la multiplication des attaques du camp raciste montre aussi que leur domination, leurs « pleins pouvoirs », s’érodent et ne sont plus aussi efficaces qu’avant. 

 

La musicienne Annie Lennox, du légendaire groupe Eurythmics, visitant la galerie Hope93 d'Aki Abiola, située à Soho (Londres). Dans ce lieu afro-britannique, a été prolongée jusqu'en janvier 2026, l'expo « The Purpose of Light », présentant 120 photographies originales de Misan Harriman. Lennox pose devant l'une d'entre-elles dont le message est : "Pourquoi en finir avec le racisme est-il un sujet de débat ?"

Auteur de “Huit ans de pouvoir” (sur le bilan politique d’Obama) et “Une “colère noire”, le journaliste et écrivain afro-américain  Ta-Nehisi Coates sera à Paris, le 12 novembre prochain, aux cotés de la sociologue Nacira Guénif et Maboula Souhamoro, qui assurera la traduction des échanges en français. 

Finkape Roots : Au sujet des violences policières racistes, il y a eu, en Europe, plusieurs « George Floyd » français, belges, suisses ou luxembourgeois. Le dernier cas français, médiatisé, étant celui de Nahel Merzouk, 17 ans, assassiné par le policier Florian Menesplier (27 juin 2023). Détail sordide : ce policier a bénéficié d’une cagnotte numérique, lancée par une influenceur d’extrême-droite, qui a engrangé plus d’un million et demi d’euros. Une « première », en Europe, assez inquiétante …

Maboula Soumahoro : Oui, c’est vrai, il y a eu ce financement complètement abject pour les soi-disant « frais de justice » du policier incriminé… D’un autre côté, il a été immédiatement été placé en détention provisoire [un peu plus de 4 mois] et une enquête a été sérieusement diligentée. Cela aurait été impossible avant ! 

Les habituelles déviations et/ou étouffements n’ont pas eu lieu dans ce cas précis. C’est une avancée, qu’il est peut-être difficile de percevoir pour certains mais qui n’en est pas moins réelle. Bien sûr, cette avancée va continuer à se heurter à une forme de contre-révolution défendue par les héritiers de cet ordre établi à partir de l’ère moderne…

Pourquoi l’affaire Adama Traoré prend-t-elle une autre ampleur en 2020 alors que la famille Traoré se mobilise depuis 2016 [année ou Adama Traoré, 24 ans, a été étouffé, jusqu’à ce que mort s’en suive, par 3 policiers] ? Parce qu’en 2020, la famille Traoré a pu s’appuyer sur les millions de regards tournés vers George Floyd aux Etats-Unis. 

Et la question posée par le Comité Adama fut : « Comment dit-on George Floyd en français ? ». D’autres ont posé la même interrogation à partir de leur propre réalité : Comment dit-on George Floyd en français du Luxembourg, en français de Suisse, en français de Belgique ? Comment dit-on George Floyd en anglais du Royaume-Uni ? Et tous ont répondu. Tous ont donné un nom ! En France, c’était Adama Traoré. 

En accompagnant et validant la focalisation médiatique sur l’assassinat de l’afro-américain George Floyd, nos Etats-nations se sont retrouvés coincés avec leurs populations locales. Celles-ci les ont interpellés en disant : « C’est bien de dénoncer ce qui se passé Outre-Atlantique, mais nous, on va vous traduire George Floyd dans notre langue ». Ou encore : « Si la question du racisme anti-noirs, la question de la négrophobie, vous intéresse tant, eh bien, ici, dans notre pays, nous avons des cas, nous avons des noms… ».  

Finkape Roots : Pourquoi se refuse-t-on à nommer la forme de racisme qu’endurent les citoyens noirs ? On débat et médiatise de l’homophobie, de l’islamophobie, de l’arabophobie ou de la romophobie mais jamais de la négrophobie. Un terme proscrit ou interdit d’usage public aux yeux des institutions, des médias, des politiciens, des acteurs sociaux… 

Maboula Soumahoro : Je pense qu’accepter d’utiliser ce terme serait une sorte de défaite pour celles et ceux qui s’y refusent ; ce serait être contraints de reconnaitre l’existence des noirs et donc, celle des blancs. Si la règle du jeu imposée est celle de « l’aveuglement à la race », utiliser le terme négrophobie, c’est nommer la race et, aussi, accepter l’ineptie que constitue cet aveuglement à la race. En France, les noirs ne sont pas censés exister. Car reconnaitre la réalité d’une existence noire c’est sous-entendre la réalité d’une existence blanche. Et ce point-là, ils ne veulent surtout pas y venir… 

Finkape Roots : Comment analysez-vous les impacts de la charge raciale sur la santé mentale et physique ?

Maboula Soumahoro : Il serait plus judicieux d’interroger des personnes, des docteurs et thérapeutes, qui travaillent sur le sujet. D’une façon générale, je peux à nouveau souligner que cette question n’est pas neuve. 

Aux Etats-Unis, par exemple, où le développement de la science gynécologique s’est appuyé sur une série d’expérimentations perpétrées sur des corps de femmes esclaves. A cette époque, les rats de laboratoires étaient des femmes noires ! Sans aucun égard pour les traumatismes physiques et psychologiques subis par ces femmes, torturées « au nom de la Science » …

Chez nous, Frantz Fanon, dont nous fêtons le centenaire de la naissance [1925 -2025], a été primordial sur cette question de l’impact du racisme sur la santé mentale. Par son travail clinique en Algérie, il a pu théoriser et écrire sur le poids de la colonisation française. Sur la façon dont celle-ci ravage l’esprit des colonisés et celui des colonisateurs. C’est l’apport fondamental de Fanon. Il a démontré que le système colonial rend les gens fous. Les colonisés comme les colonisateurs, qui sont liés, imbriqués, par cette folie. 

La seule manière de guérir, d’en sortir vraiment, c’est la destruction du système colonial. Il revient au colonisé d’exercer sa violence pour se ré-humaniser et détruire ce système d’oppression. C’est l’une des raisons pour lesquelles Frantz Fanon et ses ouvrages ont été si longtemps censurés en France et en Europe. 

Jusqu’à aujourd’hui, cet intellectuel visionnaire apparait « trop dangereux » aux yeux des tenants du statu quo. Son œuvre reste d’actualité ; si on le lit et le comprend vraiment : c’est l’alliance potentielle de tous les «damnés de la terre » ; c’est la Martinique qui parle à l’Algérie sans passer par la France hexagonale ; c’est la fin de l’Empire et de ses ajustements contemporains… Une perspective insupportable pour ceux qui ont longtemps travaillé à l’effacement public de Fanon. Pourtant, avant de devenir militant, c’était un psychiatre. Il était donc bien placé pour analyser ce qu’un système crée dans la psyché de toutes les subjectivités, qu’elles soient dominantes ou dominées.

Finkape Roots : Pour en finir un jour avec le racisme systémique – et donc la charge raciale -, dans une Europe qui se radicalise toujours plus à l’extrême-droite, comment faire pour ouvrir les yeux des citoyens qui bénéficient d’une « légèreté raciale » ?

Maboula Soumahoro :  Comment faire ? Je ne sais pas. Ce n’est pas mon objectif ou intérêt premier d’ouvrir les yeux des blancs. Contribuer à essayer d’ouvrir les yeux de ceux qui ne sont pas blancs, c’est déjà important. Après, il y a des allié.e.s blanc.he.s, qui ont compris ou veulent comprendre, et s’investissent. En fait, soit je parle à tout le monde soit je parle aux personnes qui ont un intérêt immédiat à comprendre le fonctionnement de nos sociétés et à se défendre. Cette seconde catégorie recouvre, effectivement, les personnes les plus négativement racialisées. 

Alors, oui, l’ascension des extrêmes-droites est réelle en Europe… J’estime qu’il faut tenir bon, continuer à faire ce qu’on a toujours fait. Même si on le paye, et parfois durement. Je ne vois pas d’autres chemins. Faire ce qu’on a toujours fait, c’est, notamment, dénoncer ce que les activistes antiracistes dénoncent, enseigner ce que j’enseigne, écrire les articles que vous écrivez… Que pouvons-nous faire d’autre ?  

Par contre, je suis en désaccord avec ces gens qui me disent : « Attendez, là, on est en 2025 : il y a vraiment urgence ! » Non. En 2025, 2015, 2005, 1995 ou avant : il y a toujours eu des urgences. Au fond, j’ai le sentiment que l’urgence ne devient réelle que lorsque l’injustice ou l’oppression touche des groupes qui n’ont pas l’habitude de les subir. Ok, aujourd’hui, c’est très dur… mais ça l’était avant aussi. 

S’il y a une probabilité que la situation évolue, ce sera lié au « brutalisme » ou la négrification du monde, conceptualisés par Achille Mbembe. C’est-à-dire que de plus en plus de personnes, à travers le monde, sont maltraitées comme des noir.e.s. Un peu comme si la « catégorie noire » s’était élargie… Eh bien, vous allez voir maintenant ce que c’est d’être Noir et maltraité comme tel ; vous allez comprendre que cette catégorie a été inventée, n’a aucun sens et participe d’une oppression ! Oui, aujourd’hui et demain, vont devenir « noires » des personnes qui pensaient ne jamais le devenir. 

La seule chose intéressante à en retirer, c’est une plus grande possibilité de construire de véritables alliances. Du fait qu’une partie aura enfin saisi que ceux qui ne leur ressemblaient pas ont toujours été ciblés pour des raisons fallacieuses. Si toi et moi, nous pouvons être soumis aux mêmes maltraitances, nous devons peut-être réfléchir et agir ensemble. Maintenant que « ça » te touche…

 

Propos recueillis par Olivier Mukuna 

© Finkape Roots

Diplômé d’un Master en Journalisme et Communication de l’Université Libre de Bruxelles (ULB, 1997), le journaliste et essayiste Olivier Mukuna a travaillé pour une quinzaine de médias belges, français et luxembourgeois et signé plusieurs productions audiovisuelles. Il est spécialisé dans les thématiques liées au racisme systémique, aux questions décoloniales et à l’actualité sociopolitique des citoyens afro-descendants en Europe.

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