Le volcan intérieur

(Une courte histoire, se déroulant à Goma au Kivu, dans un contexte de guerre. Bola, un jeune écrivain, témoigne sur l’impact psychologique du conflit. Diagnostiqué bipolaire, il navigue entre deux abîmes : l’hypomanie, et la dépression)

La nuit à Goma était une entité vivante, respirant au rythme saccadé des tirs lointains. Bola, assis dans le noir, sentait le sol vibrer sous ses pieds. Chaque secousse réveillait en lui un écho familier. Sa bipolarité n’était pas une métaphore, mais une géologie. Il vivait sur la faille.

Cette semaine-ci, c’était l’hypomanie. Un courant haute tension dans ses veines. Les mots fusaient, incandescents, derrière ses paupières closes. Il les attrapait au vol, les jetait sur des morceaux de papier à l’encre rageuse. Il était un archipel d’idées, un dieu créateur dans l’étroitesse de sa chambre. La guerre dehors ? Un simple décor pour son opéra mental. Il écrivait un manifeste, un chant de guerre qui sauverait le Kivu. Il en était certain :

Je suis le feu qui danse dans le cratère,
Je forge des étoiles avec la matière noire.
Mon sang est une lave, mes mots sont des pierres,
J’écrirai l’avenir sur les dos des guerres.

Puis, le changement.
Aussi brutal qu’une coupure de courant. Le vertige. Le soleil intérieur s’éteignit, avalé par un néant silencieux et épais. La dépression. L’énergie divine n’était plus que lourdeur. Les manifestes glorieux gisaient à terre, des chiffons arrogants. Les obus qui tombaient de plus près, faisant trembler les vitres, ne lui arrachaient même pas un frisson. Quel était le sens de se protéger d’une mort extérieure quand la mort intérieure était déjà consommée ?

Mama Noëlla, sa tante entra, posa une main froide sur son front brûlant. « Bola, mon fils. Ils avancent. Il faut descendre à l’abri. » Il tourna vers elle un regard vide, noyé dans le goudron. « L’abri ? » murmura-t-il d’une voix éteinte. « Où est-ce qu’on s’abrite de soi-même, Mama ? » La peur, palpable dans la ville, ne pouvait percer l’épaisse bulle de son désespoir. Le drame était là : le monde extérieur devenu aussi chaotique que son monde intérieur, annulant toute échappatoire.

La chute se poursuivit, mais elle prit une tournure nouvelle et plus dangereuse : l’état mixte. Son corps était parcouru de l’agitation fiévreuse de la manie, mais son esprit baignait dans le poison de la dépression. Une alchimie toxique. Il arpentait la pièce, serrant les poings, les idées fusant dans un chaos incontrôlable, chacune teintée d’une noirceur absolue.

Il était à la fois invincible et condamné. L’idée surgit, brillante et mortifère : il irait leur montrer. Aux rebelles, aux soldats, à tous. Il irait leur montrer l’absurdité de leur théâtre de violence. Lui, le poète, l’être fêlé, il marcherait droit dans la gueule du loup, un pamphlet à la main. Ce serait son ultime performance.

Sans un mot, il se rua dehors. La nuit était lourde de cris et de fumée. Il marcha, hagard, indifférent aux appels des voisins terrés. Il se dirigeait, instinctivement, vers le quartier où les échanges de tirs étaient les plus violents :

Je suis le projectile et la cible,
Le cri de la bataille, son silence terrible.
Mon cœur, un champ de mines désarmé,
Offert à la guerre, enfin désarmé.

Une silhouette émergea de l’ombre, l’agrippa avec une force inattendue, le tirant violemment dans une entrée d’immeuble. C’était le Docteur Nathalie, sa psychologue. Son visage était strié de fatigue, mais son regard était un roc. « Tu veux leur donner raison ? » gronda-t-elle, sans ménagement. « Tu crois que ta mort sera une poésie ? Ici, la folie est une épidémie. Ta maladie, Bola, n’est qu’une version concentrée de notre folie collective. Un traumatisme qui s’appelle le Kivu. »
Le choc de ses mots, le risque mortel qu’il venait de courir, firent office d’électrochoc. Pour la première fois, son chaos personnel était nommé, non comme une malédiction isolée, mais comme un symptôme. La tension entre son désir d’autodestruction et cette révélation le laissa tremblant, vidé, mais lucide.

Les semaines qui suivirent furent une reconstruction lente. Bola ne luttait plus contre le courant ; il apprenait à naviguer dans ses eaux tumultueuses. Il établit un pacte avec sa propre folie. Il laissa l’hypomanie devenir son forgeron. Il en canalisait le feu pour écrire, pour organiser, pour convaincre. Puis, quand la mélancolie pointait, il ne la subissait plus ; il l’accueillait comme un temps de gravure, de maturation, où les idées fiévreuses se polissaient en une douleur profonde et féconde.

Il transforma le garage de Mama Noëlla en un lieu de résistance fragile. La première veillée, il n’était que cinq. Des jeunes aux yeux cernés, aux vies fracturées. Bola prit la parole.

Sa voix, d’abord hésitante, puis de plus en plus ferme, clama ses textes. Il ne parlait pas de la guerre ou de la folie. Il parlait depuis la guerre. Depuis la folie. Sa poésie était un pont jeté entre deux abîmes.

D’autres vinrent. Des femmes, des anciens combattants, des mères. Ils écoutaient. Ils se mirent à parler, à chuchoter d’abord, puis à crier leur propre douleur. Ce n’était plus un groupe de parole, c’était une cellule de survie psychosociale organique, née du besoin vital de nommer l’innommable :

Nous sommes les enfants de la lave et de la brume,
Notre chair porte les stigmates, nos voix allument
Un feu nouveau, non pour consumer,
Mais pour éclairer le chemin, et semer.

Un soir, alors qu’un calme précaire était tombé sur la ville, Bola regarda l’assistance. Une trentaine de personnes maintenant. La guerre n’était pas finie. Sa maladie non plus. Elle rôdait, toujours. Mais il avait trouvé un nouvel équilibre, non pas dans l’absence de tempête, mais dans l’art de danser sous l’orage. La tension entre sa destruction intérieure et son élan créateur avait trouvé sa résolution : créer n’était pas guérir. C’était tenir. Et faire tenir les autres. Tenir, comme Goma, splendide et meurtrie, tient au flanc de son volcan.

Muda Maxana

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