Charlie Kirk ou l’incapacité à penser la violence politique

L’assassinat du leader d’extrême-droite US a provoqué une déflagration en Occident. Aux Etats-Unis, elle a accéléré une chasse aux sorcières digne des années 50 et secoué l’Europe, plombée par la répétition de plébiscites électoraux en faveur de pouvoirs autoritaires. A la veille d’un hommage national, l’enquête américaine se poursuit. Autour du tireur présumé, Tyler Robinson, suspect mutique de 22 ans, qui nie être l’assassin de Kirk… Entretien avec le philosophe franco-américain Norman Ajari, professeur à l’Université d’Edimbourg, ayant également enseigné à l’Université Villanova de Philadelphie. 

Finkape Roots : Nous sommes à la veille des funérailles nationales de Charlie Kirk, prévues ce 21 septembre, en présence annoncée du président Trump et du vice-président Vance, pour rendre hommage à « un martyr de la liberté d’expression »… Quelle a été votre réaction en apprenant l’assassinat de Kirk ? 

Norman Ajari : Disons que je n’ai pas du tout été attristé par l’annonce de cet assassinat. Je n’ai pas considéré que c’était quelque chose dont je devais me sentir malheureux ou qui m’a touché personnellement. 

Je pense qu’on est, malheureusement, abreuvé de beaucoup d’images de meurtres politiques jusqu’aux génocides en cours… J’ignore si nous nous sommes insensibilisés mais c’est devenu une espèce d’échange courant d’images horribles, de la Palestine ou du Congo, qu’on reçoit et envoie sur les réseaux sociaux, sur nos téléphones. 

Et là, soudain, avec ce crime contre Charlie Kirk, j’ai perçu une hypersensibilité du fait que ça touchait une personnalité américaine importante. Sans ou avec très peu d’égards concernant le contenu de sa pensée et de ses discours. 

On a assisté et on assiste encore à une mythification de Kirk aux Etats-Unis. Certains commentateurs ont même dit que le pays perdait « une icône des droits civiques », faisant le parallèle avec l’assassinat de Martin Luther King en 1968 (que Kirk détestait)… Bref, j’ai refusé et refuse de me mettre au diapason d’une « célébration » qui m’apparait totalement incorrecte.

Finkape Roots : Juste après l’assassinat, Donald Trump a récupéré l’événement en accusant « la gauche radicale » US d’avoir «tué » son « ami ». 36h plus tard, le suspect arrêté n’a rien du « terroriste de gauche » et provient d’une famille MAGA [Make America Great Again / Rendre sa Grandeur à l’Amérique : slogan de conquête présidentielle de Trump devenu l’acronyme désignant sa base électorale au sens large ]. Dès lors, le camp progressiste US a fustigé la violence des MAGA susceptible de pousser un esprit faible à commettre un meurtre politique, y compris dans ses propres rangs… Quelle analyse faites-vous de cette polémique qui divise aussi en Europe ?

Norman Ajari : C’est dommage. Cette polémique me désole car cela montre à quel point on est quasi incapables de penser la violence politique autrement que dans les termes : « C’est la faute à qui ? »… D’une part, ce n’est pas la seule question et, d’autre part, on ne cherche plus à réfléchir à toute la complexité du problème. 

A l’évidence, pour Trump, cet assassinat-là était un moyen d’attaquer les « démocrates radicaux », comme il les appellent (une catégorie dans laquelle il a même rangé Joe Biden : c’est dire le sérieux…), tandis que, pour les Démocrates, c’est un moyen de pousser leur agenda sur la réduction des armes à feu ; Kirk étant un fervent défenseur du Second amendement qui avait déclaré que les victimes de fusillades étaient un « mal nécessaire » par rapport au « bien divin » que représente la liberté du port d’armes… 

Pour ma part, j’estime qu’on ne peut pas partir d’une vision des choses dans laquelle on confond la Loi avec les faits. Prenons le cas de Luigi Magione accusé d’avoir assassiné Brian Thompson, le CEO de la première entreprise d’assurance santé privée [UnitedHealthcare] des États-Unis. Cet homme de 27 ans, qui plaide « non-coupable », est devenu le symbole de la colère de nombreux Américains qui accusent les entreprises d’Assurance santé – telle UnitedHealthcare – de prioriser l’augmentation de leurs profits au détriment du remboursement des soins de santé de leurs assurés ; en refusant des remboursements et /ou en les faisant traîner en longueur. 

Le cas Mangione ou – à l’autre extrémité – celui de Kirk, propagandiste d’extrême-droite aux idées très brutales, illustrent que la violence est partout aux Etats-Unis. Et sous différentes formes. Il y a donc une espèce d’enchaînement de violences qui sont de différents types et de différentes natures. Pour le dire autrement, il existe différentes manières dont la société américaine est violente et exprime sa violence. 

En conclusion, il n’est pas pertinent de penser la violence en se bornant à dire : « ça, c’est de la violence par armes à feu : donc, c’est mauvais et ne cherchons pas à creuser davantage ; tandis que le reste, c’est de la violence légale : donc, c’est ok et il n’y a aucune question à se poser. »

Finkape Roots : Au lendemain de l’attentat, 7 Universités et Collèges afro-américains ont fermé leurs portes à cause du nombre de menaces de mort proférées contre des étudiants par une partie du camp MAGA. Quelques jours plus tard, le 15 septembre, un étudiant afro-américain de 21 ans, Trey Reed, a été retrouvé mort, pendu à un arbre de son Université du Mississipi…  Comment analysez-vous ces faits survenus dans la foulée de l’assassinat de Kirk ?

Norman Ajari : Charlie Kirk était un propagandiste qui considérait que l’abrogation des lois Jim Crow était une “mauvaise chose”. Ces lois de ségrégation – surnommées « lois Jim Crow » – étaient celles qui, entre autres, protégeaient les auteurs de lynchages de citoyens noirs dans le sud des Etats-Unis. Je parle de cette atmosphère radicalement négrophobe, légale de 1877 à 1964, notamment décrite dans le film Mississipi Burning d’Alan Parker (1988), et d’où proviennent ces sinistres photos de cadavres afro-américains, torturés et pendus à des arbres, au milieu d’une foule blanche détendue et relax…

Aujourd’hui, parmi les Américains qui défendent l’héritage négrophobe promu par Charlie Kirk, il y en a eu pour immédiatement juger que son assassin ne pouvait être qu’un afro-américain, un « ennemi ». Cela, malgré le fait que Kirk en avait beaucoup d’autres tels que les femmes n’adoptant pas le mode vie traditionnaliste chrétien, des activistes transgenres ou des militants LGBT. Mais aussi, effectivement, de jeunes afro-américains politisés et antiracistes. Il n’est donc pas étonnant que des fans de Kirk aient imaginé que le tueur de leur idole provienne d’une communauté régulièrement stigmatisée et attaquée dans ses discours. 

Concernant la mort très suspecte de Trey Reed, l’enquête judiciaire devra démontrer si un ou des supporters de Charlie Kirk, pour le « venger », ont été puiser dans la grammaire politique que leur leader aimait tellement : celle du lynchage…

Finkape Roots : En Europe, plusieurs défenseurs posthumes de Charlie Kirk estiment qu’il s’agit de « foutaises démocrates » que de l’accuser de racisme, parce qu’il était le « meilleur ami » de Candace Owens –  influenceuse trumpiste afro-américaine qui lui a rendu un hommage – et que circulent des vidéos où l’on voit de jeunes afro-américains déclarer leur soutien au leader MAGA et affirmer : « Charlie n’est pas raciste ! »… Qui a raison ?

Norman Ajari : Je pense que beaucoup de personnes en Europe ne connaissent pas trop ou ignorent complétement la matrice et l’atmosphère politiques aux États-Unis. Considérer que, parce que l’on est amis avec Candace Owens, on n’est pas négrophobe voire même antiraciste, c’est totalement absurde ! Owens est une personnalité de l’extrême-droite américaine et des plus racistes que l’on puisse imaginer ! Il n’y a aucune contradiction à porter et défendre une idéologie raciste qui vise sa propre communauté d’origine. 

Alors, oui, cela peut choquer le sens commun ou la raison de certains. Pourtant, il y a des astuces langagières avec lesquelles on peut reconnaitre comment ces individus font fonctionner leur racisme. Cela va de « Moi je suis une personne exceptionnelle parmi les autres » à « Il y a un problème dans la culture noire, qui est abrutissante, mais je suis la preuve que lorsqu’on en sort, on devient meilleur. » Non : être l’ami de Candace Owens, c’est davantage une preuve de négrophobie que d’antiracisme.

Finkape Roots : Candace Owens serait l’équivalent médiatique de Rachel Khan en France ?

Norman Ajari : Oui, mais à une différence notable près. Rachel Khan est extrêmement raciste anti-arabes et notamment anti-palestiniens tandis que Candace Owens est furieusement antisémite et négrophobe. Leur point commun étant d’être et représenter une figure noire féminine qui permet de faire avancer une idéologie d’extrême-droite. Khan, en tant que pro-Israël inconditionnelle, et Owens, en tant que trumpiste du même tonneau. Avec des finalités différentes, on peut dire que leur radicalité raciste présente des similitudes.

Finkape Roots : Pensez-vous qu’après l’assassinat de Charlie Kirk l’Amérique s’est engluée dans un virage maccarthyste ?

Norman Ajari : Je ne pense pas qu’on puisse parler de « virage » parce qu’il s’agit d’un processus clairement amorcé dès le début du second mandat présidentiel de Trump. Avec la série de mots interdits d’utilisation ; avec le bannissement de plusieurs objets de recherche scientifique ; avec le chantage, se basant sur une soi-disant « tolérance » de certaines universités à l’égard des militants pro-palestiniens, pour leur couper les vivres et subsides fédéraux.

Depuis janvier, c’est une multiplication de méthodes déployées pour mettre en place un maccarthysme du 21ème siècle. Nothing new. Et je n’aime pas cette lentille déformante selon laquelle ce serait à cause de ce crime contre Charlie Kirk que des méthodes maccarthystes sont appliquées aux Etats-Unis. C’est renverser la causalité de l’accusation. Il y a simplement continuité dans la volonté de pressuriser les Universités et tous ceux capables de critiques d’envergure contre la politique du camp Trump.

Finkape Roots : Après chaque assassinat politique, une partie de l’opinion américaine conteste la version officielle. L’assassinat de Kirk n’échappe donc pas aux théories du complot. La plus relayée affirme que ce n’est pas le « Patsy » [la chèvre] Tyler Robinson l’assassin du leader MAGA mais le Mossad [services secrets israéliens] … Au-delà du fait que cette allégation ne repose sur aucune preuve, qu’est-ce que cette croyance dit de la société américaine ?

Norman Ajari :  Charlie Kirk était un allié de longue date de Netanyahou et de sa politique. L’existence de ce genre de complot révèle d’abord l’embarras du camp MAGA et sa fracturation interne. 

Par exemple, Candace Owens, à nouveau : elle a quitté, il y a quelques mois, le webmedia pour lequel elle travaillait et qui a été fondé par Ben Shapiro, un avocat et militant d’extrême-droite ultrasioniste et de confession juive. Owens a dû partir car elle avait commencé à développer un discours public de plus en plus antisémite. C’est une fracture qui existe à l’intérieur de l’extrême-droite américaine. 

D’un côté, il y a le MAGA classique et, de l’autre, un camp « America First », qui se montre de plus en plus critique envers le soutien inconditionnel de Trump à Israël. Aucunement pour des motifs humanistes envers les Palestiniens, mais parce que ces gens estiment que financer Israël « ne sert à rien » ; que cette base arrière au Moyen-Orient est « inutile et beaucoup trop coûteuse ». Ça, c’est la version, disons, « rationnelle » ; à côté, coexiste une version raciste et complotiste : « Israël contrôle les Etats-Unis et les juifs bousillent tout ».

 


Au sein de l’extrême-droite US s’affrontent donc 2 courants principaux : ceux qui militent pour un isolationnisme total des Etats-Unis et ceux qui considèrent qu’Israël reste un très bon outil de l’impérialisme américain ; qu’il faut continuer à le financer et à travailler avec ses dirigeants. À cela, se greffent, bien sûr, des tensions religieuses entre ceux qui s’inspirent d’un catholicisme traditionnellement antisémite et ceux qui privilégient certaines formes d’un protestantisme pro-israélien.

Je pense donc que cette théorie du complot qui fait « intervenir » le Mossad, ajouté à cette fable selon laquelle Kirk se serait découvert un « antisionisme » tardif, c’est un discours déployé par le courant de l’extrême-droite America First qui veut à tout prix imposer son narratif. A savoir : « Ces Israéliens nous prennent aussi pour de la chair à canons : on doit les abandonner et se concentrer sur les vrais Américains ».

Finkape Roots : À l’heure où semble triompher la post-vérité, aux USA et en Europe, quel espoir reste-t-il à ceux qui refusent la guerre civile voulue par Trump et souhaitent que s’applique la Justice ?

Norman Ajari : Concernant la post-vérité, on peut espérer que le futur procès fera toute la lumière sur cet assassinat de Charlie Kirk. 

Cependant, en ce moment aux Etats-Unis, j’ai l’impression que la confiance dans la séparation des pouvoirs tend de plus en plus à s’éroder. 

Notamment à cause de certaines décisions judiciaires rendues dans des affaires médiatiques retentissantes. Je pense à « l’affaire P-Diddy » au bout de laquelle, malgré un nombre d’exactions fort documentées, le célèbre producteur a écopé d’une peine extrêmement minime. Ne parlons pas de « l’affaire Jeffrey Epstein » où sa complice de trafics et de viols d’êtres humains, Ghislaine Maxwell, coule des jours heureux dans l’un des pénitenciers les moins sécurisés du pays. On n’a pas envie de dire qu’il s’agit d’un camp de vacances, mais presque…

Pour nombre de citoyens américains, il est devenu de plus en plus difficile de croire à « l’indépendance de la justice ». C’est un autre un élément qui rajoute au conspirationnisme ambiant : si même les grands procès – lieux de manifestation de la vérité par excellence aux USA – semblent au final tronqués ou cornaqués…  Nombre d’Américains se demandent déjà si le procès de l’assassin de Kirk débouchera vraiment sur la vérité et sur une peine adaptée ?

A ces suspicions tenaces, s’ajoute le comportement inhabituel, le mutisme, du tueur présumé Tyler Robinson. La plupart des crimes politiques qu’on a vu étaient toujours accompagnés de manifestes ou de revendications, plus ou moins explicites, des auteurs. On a aussi tendance à penser que lorsqu’une personne commet un acte d’une telle ampleur, celle-ci aura tendance à revendiquer les faits.

Maintenant, il reste plusieurs éléments crédibles dévoilés par l’enquête (images vidéos, empreinte ADN de Robinson sur le fusil incriminé, échange de texto avec sa compagne dans lesquels il admet avoir « tué » Charlie Kirk, etc.) Personnellement, j’ai envie de penser que cette enquête se déroule convenablement. Il faut pouvoir encore faire confiance aux institutions, aux contre-enquêtes de journalistes américains, à cette soif et défense de vérité qui n’a pas disparu sous le régime répressif de Trump.

Olivier Mukuna  

© Finkape Roots

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Diplômé d’un Master en Journalisme et Communication de l’Université Libre de Bruxelles (ULB, 1997), le journaliste et essayiste Olivier Mukuna a travaillé pour une quinzaine de médias belges, français et luxembourgeois et signé plusieurs productions audiovisuelles. Il est spécialisé dans les thématiques liées au racisme systémique, aux questions décoloniales et à l’actualité sociopolitique des citoyens afro-descendants en Europe.

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